Curieux père que ce père curieux!

2021 Annual Literary Contest

3rd Place
Short Stories

Gaëtan Lavoie
Gatineau, QC

Cher fils,

Tu m’as souvent demandé d’où je tenais ma fringale des voyages, cette fringale à laquelle je viens de mettre un terme en raison de la COVID-19 dont j’ai été victime. Ce fléau m’a amoché physiquement, mais j’en sors réconforté par la saine introspection que le confinement a déclenchée dans mon esprit resté alerte. Comme tu songes toi-même à bientôt bourlinguer, j’en profite pour t’apporter une réponse élaborée à ta simple question. C’est l’Exposition universelle de 1967, à Montréal, qui fit jaillir en moi l’extase d’exister en des lieux étrangers. En cette Terre des hommes, je fus vite ébloui par le kaléidoscope des cultures; dès lors, je résolus de m’y frotter davantage en parcourant les contrées où celles-ci foisonnaient.

C’est ainsi que le jeudi 30 août 1967, je commence ma quête de l’insolite en m’embarquant sur le paquebot Flandre, en direction de cette France encore émue de la sortie de Charles de Gaulle sur le balcon de l’hôtel de ville de Montréal; de cette France qui sera bouleversée par les événements de mai 68.

Puis, en 1970-71, le Rwanda exotique m’accueille, ce Rwanda où Twas, Hutus et Tutsis vivaient en harmonie relative jusqu’à ce que l’Occident cupide et les potentats locaux s’en servent comme terrain de chasse. Ensuite, s’écoulent vingt-huit mois de labeur à Cleveland, dans l’Ohio démocrate des années 70 qui furent marquées, entre autres, par le fameux incendie de la rivière Cuyahoga, l’élection du président Jimmy Carter, le bicentenaire de la Révolution américaine, la victoire électorale du Parti québécois, les Jeux olympiques de Montréal, l’examen de synthèse requis pour mon doctorat en recherche opérationnelle, et combien d’autres événements.

Suivent, en 1972, Cuba la résiliente; en 1980, l’Algérie en voie d’arabisation; de 1981 à 1986, l’Arabie saoudite, terre hospitalière et généreuse… pour les hommes; le Soudan, géant aux pieds d’argile, fier et méconnu; la Thaïlande mystique et mystérieuse; le Bangladesh effervescent, dirigé par des femmes depuis plusieurs décennies. Et puis la Libye démonisée, l’Amérique du Sud protéiforme, la minuscule et à la fois géante Singapour, et l’immense Zaïre où le Canada pratique une rhétorique sur les droits humains qui n’est qu’un vernis destiné à masquer les desseins d’une vaste entreprise de rapine et de pillage. Je clos cette liste non exhaustive par la Syrie, si chère à mon cœur en 1993 et 1996, où la politique de la canonnière est remise au goût du jour par les « enseignants de la démocratie ».

Mon fils, tu dois bien sentir dans mes propos que ma vie dans ces sociétés a exigé bien des gestes auxquels je ne croyais pas. Et pourtant, je m’y suis plu énormément, et partout, en me contentant de me baigner dans la douceur des choses quotidiennes, tout comme je le faisais à Terre des hommes. En effet, en qualité de guide à l’édifice thématique L’homme à l’œuvre, je découvris par le truchement des pavillons nationaux que le monde change sans arrêt, et nous aussi, avec ou sans lui; que vivre, c’est transformer le présent en passé, et l’avenir en présent. Naguère, voir le monde, c’était une expérience personnelle, celle de l’exploration de la vie, la sienne d’abord, et celle des autres par procuration. Aujourd’hui, à quatre-vingts ans, je ne m’égare plus dans ces contrées où les siècles déposent leur long baiser sur mes lèvres avides de sensations; je me borne à me nourrir, par la télévision, de paysages quotidiens qui, éventuellement, cesseront d’exister, et à noter que mes idées sur le monde dépendent de la façon dont je vis maintenant.

Bon voyage !

Papa